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La transformation cosmologique

par Henri Van Lier

  Il y a des artistes dont l'oeuvre et l'existence sont indissociables. Et chez qui l'oeuvre et l'existence mettent en lumière un aspect fondamental de l'univers. C'est le cas de Colette Duck, et ce qu'elle met en lumière c'est la transformation. 

 

 

1. La vue transformationnelle des années 1970

 

   La transformation est vieille comme le monde, et c'est la chose la plus commune qui soit. Pourtant, en tant que telle, elle n'a vraiment retenu l'attention que depuis peu. Quand les Grecs introduisirent les "formes" au sens strict, c'est-à-dire des "touts" formés de "parties intégrantes", ils mirent en évidence l'acmé des êtres, leur moment de plein épanouissement, autrement dit de plus grande stabilité. Et avant eux, depuis l'âge des cavernes, l'être humain n'avait guère été attentif qu'à la transformation majeure qu'est la génération ou la destruction. Même au tournant du XXe siècle, lorque les "formes" grecques furent révolues, ce fût pour faire place à une construction par éléments en fonctionnement où les transformations comme telles disparaissaient. Picasso ou le Bauhaus s'intéressent à la combinatoire, pas à la transformation.

 

    Il a fallu attendre les années 1970 pour que cela change, en raison de facteurs multiples. Nous en retiendrons quatre, qui ont tous une certaine importance en ce qui concerne le travail de Colette Duck.

(A)Depuis 1964, la découverte du bruit d'antenne, donc du rayonnement cosmique à 2,7 Kelvin, a confirmé d'abord à quelques uns, puis à tout un chacun que nous appartenons à un univers en expansion, donc en transformation incessante, et même en transformation irréversible : le Cosmos-Monde classique, stable au point d'être cyclique, ou du moins réversible, s'efface.  (B)L'évolution biologique, connue depuis un siècle, se vulgarise et se précise, donnant à voir les espèces mais aussi les individus comme "une fois jamais plus": nos corps à chacun sont, globalement et à chaque instant, des compatibilisations locales et transitoires entre de très nombreuses séries évolutives hétérogènes. (C) Les civilisations commencent à être ressenties comme des espaces-temps chacun singulier, originaux par rapport aux autres, et originaux en chacun de leurs moments historiques. (D) Entre les états stables et les états instables, les théoriciens des systèmes deviennent attentifs aux états métastables, où l'état antérieur est encore phénoménologiquement présent bien que s'y passent des choses qui font qu'un autre état va y éclater plus tard. Cela se marie bien avec la Théorie des catastrophes, dont la topologie différentielle commence à se diffuser. 

 

   Comme il y a dans l'entreprise de Colette Duck un aspect musical sous-jacent, il n'est pas indifférent de remarquer que les musiciens réagirent très vite à cette saisie transformationnelle, et Steve Reich ainsi que La Monte Young s'appliquèrent à mettre en relief la fécondité de transformations sonores infinitésimales et irréversibles. Mais dans les arts plastiques aussi, dès 1965, un an après la découverte du bruit d'antenne, Opalka commença à écrire ligne par ligne sur des fonds blancs la suite des nombres entiers tout en dégradant (infinitésimalement) vers le blanc le gris d'où il était parti: l'oeuvre était ainsi destinée à s'éteindre avec sa propre vie. Le mot "happening", qui fit alors son entrée, exprime bien l'attention à "ce qui arrive", à ce qui est imprévisible et qui ne reviendra pas. Et "performance" ajoute que, en l'occurrence, le corps du "performer" est le support basal. L'artiste est un ascète cosmologiste.

   Or c'est en 1970 justement que Colette Duck s'engage décisivement dans son travail. Et la transformation qu'elle traque est bien celle que nous venons de dire, et qu'on peut appeler la transformation cosmologique fine irréversible. Mais elle la cherche sauvage (non domestiquée à la Steve Reich) et vaste (non délimitée à la Opalka). Et pour cela simultanément colorée et tactile. Car c'est vrai qu'il n'y a que la lumière avec ses dizaines de milliers de teintes, de luminances et de saturations qui soit capable de capter des transformations infimes et vastes. Mais il n'y a que le tact qui puisse leur donner la proximité et la sauvagerie. Il fallait croiser la vue et le tact.

 

 

2. Les autothermogrammes

 

   L'autothermogramme joue alors un rôle archétypal. Le corps propre est le thème le plus proche, le plus tactile (touchant-touché), le plus observable, le plus sauvage. Et, puisque c'est de tactilité, de visibilité, d'effervescence et de fluences qu'il s'agit, comme ne pas y privilégier les chaleurs? Encore, l'autothermographie offre l'avantage que l'organisme peut y être à la fois le sujet et l'objet, puisqu'il peut guider les senseurs de l'appareil sur lui même tout en suivant les images ainsi produites sur le moniteur, jusqu'à ce qu'il décide de fixer de soi telle image chromatique, - le chromatisme étant la "chaleur" pour la vue.

 

   L'approche est d'autant plus riche qu'elle s'applique au corps féminin, lieu de perturbations presque incessantes dans la menstruation, comme aussi lieu et matière de ces transformations cosmologiques majeures que sont la gestation et la lactation, où un organisme est en échange avec un autre, qui s'en nourrit, et s'en produit, physiquement et surtout chimiquement; la chimie est plus intimement transformationnelle que la physique. Il devait donc y avoir des Autothermogrammes de gestation et de lactation de Colette Duck.     

 

3. La montagne

 

    Y avait-il alors un objet extérieur susceptible de compléter cette quête? Oui, la montagne. La montagne est un être individué, presque un organisme, au point que ses riverains l'interpellent par un nom propre, et que ce nom la divinise: Olympe, Parnasse, Jungfraujoch. Elle rend la géologie visible, étant constamment la résultante des deux forces antagonistes qui font les paysages: le plissement terrestre, qui l'élève, et l'usure où ce plissement est déprimé par la pluie, le vent, le sable, "the weathering", comme dit éloquemment l'anglais. Ces anticlinaux et ses synclinaux exhibent son passé millénaire. Tandis que les humeurs de la lumière en font un signal climatique gigantesque et exact. 

 

    Mais, bien plus, pour le projet visuel et tactile dont nous parlons, elle se parcourt. Ses flancs s'offrent à la perception tactile la plus complète qui soit après la caresse et l'embrassement, le tact kinesthésique gravitationnel où l'alpiniste dans les efforts de l'ascension et dans les efforts de la descente éprouve continûment, s'il le souhaite, la conjonction de son corps à lui et de son corps à elle. Ainsi, croisant pour la vue et le tact les deux extrêmes opposés de ce qu'il y a de plus brutalement minéral, la montagne, et de ce qu'il y a de plus chaudement charnel, le corps propre, l'expérience montagnarde est singulièrement apte à la saisie cosmologique transformationnelle.

 

    La montagne élue par Colette Duck, depuis 1980, est Zugspitze Wetterstein. Assez haute (2964 mètres) et assez dangereuse. Pas au point pourtant qu'elle exclue le parcours solitaire, qui permet de survolter la perception en même temps que les risques. Zugspitze Wetterstein est en pays germanique, au creux d'une culture qui même à l'époque classique fut très proche d'une vue transformationnelle chimique et "élémentaire" des choses jusqu'à l'alchimie, familière de la vastitude et de la sauvagerie des lumières larges et fantasques ( pas les lumières franches de la Provence et de la Californie), et quand Colette Duck cherchera l'accompagnement musical d'une vidéo, c'est à la musique wagnerienne de L'Or du Rhin qu'elle fera subir des étirements à la façon de For Four Organs de Steve Reich. Zugspitze Wetterstein est même plus précisément autrichienne, du pays de Schubert, qui disait si clairement que chez Mozart, autre Autrichien, ce qu'il préférait c'était les "passages", et qu'il voulait, lui, faire une musique uniquement de "passages". Le nom est une prédestination, comme pour toutes les montagnes remarquables. Prédestination justement climatologique et transformationnelle. "Zugspitze" c'est "pointe-passage". "Wetterstein" c'est la "pierre-rocher" du "temps-qu'il-fait".

   Telle est la Montagne-Mère que Colette Duck a parcourue incestueusement en en franchissant chaque éminence, en en fouillant chaque invagination, pour tout embrasser et pénétrer par la vue, par le tact palpateur et kinesthésique, et même à plusieurs reprises par cette intimité ultime que donne le danger, voire le danger extrême, quand on ne sait plus si l'on va posséder la mère bonne, ou si l'on va subir la mère méchante, ou se faire résorber tout court dans sa force incommensurable.

 

 

4. L'étreinte photographique

 

   Encore une fois la quête-traque de la transformation cosmologique aurait pu s'en tenir là, conjoignant l'autothermogramme et la vie montagnarde. Mais Zugspitze Wetterstein, émergeant de ses 2000 mètres à découvert par-dessus les 1000 mètres d'altitude du village voisin, présente la caractéristique d'être une montagne visible de loin sans intermédiaire, - la Sainte-Victoire de Cézanne se voit à travers de nombreux intermédiaires, donc dialectiquement, - ce qui permet de l'embrasser tout entière sans en perdre le détail, en particulier celui de ses humeurs lumineuses perpétuellement changeantes. Ainsi, les photos globales pouvaient compléter la saisie proche montagnarde.

   Mais en perdant la tactilité ? Non. Car tout a été fait par Colette Duck pour que les prises de vues continuent le parcours kinesthésique. Prises sans appui (excluant le confort d'un pied) durant de longues heures dans les conditions les plus éprouvantes, variant sans cesse leurs angles d'approche pour ne pas manquer la moindre humeur de la Déesse-Mère, mais aussi pour que l'effort physique poursuive la confrontation tactile, et que les enregistrements répercutent par leur suite la démarche progressive de l'ascension et de la descente, de l'étreinte englobante et englobée. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   Certaines de ces photos fonctionneront isolées. Ce sont en particulier celles qui ont été prises dans l'infra-rouge, les plus proches de l'esprit du thermogramme, et dont les couleur s suggèrent à elles-seules la chaleur et la transformabilité. Mais, le plus souvent, elles se disposent en séquences jointives, qui portent bien la vision et le tact confondus. Le montage définitif, par exemple en colonnes,orchestre la transformabilité en proposant une saisie synchrone d'états et de transformations. Il arrive alors que des photos soient élidées au profit de l'effet orchestral, mais celles qui sont conservées suivent impitoyablement l'ordre des prises de vues. La vérité tactile n'est jamais sacrifiée à l'enchantement visuel.

 

   Même les photos des réverbérations internes de l'église rococo qui est au pied de Zugspitze Wetterstein ne sont pas purement visuelles. Ce dedans témoigne d'une implosion. Celle de la montagne, qui implose au dehors.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5. L'étreinte picturale 

 

Reste à situer la peinture. D'abord celle qui intervient à l'occasion des photos. C'est que des photos, même thermographiques, même en infra-rouge, même jointives, ne comblent le tact que jusqu'à un certain point, étant minces et monoculaires (cyclopéennes) comme toute photographie. La peinture, au contraire, est d'emblée un croisement de vision et de toucher, déjà naïvement parce qu'elle s'applique à un support résistant et est une matière liquide au bout d'un pinceau, avec ici un penchant pour l'huile, en raison de sa particulière ductilité et tactilité. Elle est aussi la possibilité de réchauffer et refroidir à loisir le visible (nous ne quittons décidément pas le thermogramme). Et, bien que bidimensionnelle, elle résulte de trait en trait d'un regard normalement binoculaire, donc tactilisant. Enfin, comme tout y sort d'une intention, elle active des effets de champ perceptivo-moteurs contrôlés, ce que la photographie, charriant des indices photoniques, ne peut jamais obtenir au même point. 

 

 

 

   Il fallait donc s'attendre à ce que ses photos qu'elle voulait plus tactiles, et suggérant des états d'univers, Colette Duck les ressaisisse par la peinture. Par des interventions sur, par la couleur ajoutée. Par des interventions dans, par des modifications chimiquement induites. En tout cas, en continuant ce qui commençait à être sans violence. Avec une nuance importante. C'est que la peinture physique ou chimique peut jouer avec le temps. Dans l'admirable Paysage de Dresde, seule la peinture a pu ajouter à une ancienne photo agrandie de la ville avant le bombardement la qualité de nostalgie où la transformation prend sa dimension de "une fois jamais plus". 

 

 

 

 

   Et assurément, on trouve ici des peintures pures, où la photographie n'intervient pas. Seule la peinture pure peu faire que, dans la Chute d'eau, la montagne et son torrent soient un corps ouvert de haut en bas par son flux. Seuls des dessins, dans le rapport ascétique du papier, du crayon, de la main et du cerveau, peuvent, dans les Nageurs, serrés pareillement la compénétration réciproque d'un corps et d'un fleuve. L'ancêtre est Renoir. Renoir ne vivait pas dans notre Univers irréversible mais chez lui aussi les Baigneuses finirent par nager dans l'Univers à travers l'eau toute proche.

 

   Après tant de symphonies, finissons par deux exemples de musique de chambre. Ce sont ces tableaux du début, les Ondes qui variaient de teinte, principalement entre le rose et le bleu, selon les longueurs d'ondes de la lumière ambiante. Puis, un peu plus tard, ces surfaces appelées Cobalt, où le métal étalé virait, également entre bleu et rose, mais selon le degré hygrométrique de l'atmosphère. Variations plutôt physiques dans le premier cas, plutôt chimiques dans le second. Mais toujours tournant autour d'éléments primaires, les ondes électromagnétiques et l'eau, chaque fois cernés dans leur capacité de transformation infime et incessante, indépendamment de toute psychologie cosmologiquement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

6. De la physique à la chimie

 

   Cette suite de la Physique à la Chimie est remarquable, et il faut signaler combien, depuis 1970 toujours, nous sommes devenus chimistes ou du moins "chimiologues". Pendant deux mille cinq cents ans, l'Occident a été mécanicien, donc physicien ; d'où la sculpture classique. Nous sommes en train de comprendre que notre univers en expansion irréversible est fondamentalement de la chimie. Une chimie à laquelle il suffit d'un peu de patience, disons trois ou quatre milliards d'années, pour qu'elle se produise sur une planète d'abord inhabitable, des mammifères debout assez pourvus neuroniquement pour inventer des signes, et soient ainsi capables de saisir dans le monde autour d'eux et même pour finir en eux la Transformation, dont ils sont un relais parmi les relais. Autour de 1978, Nicholas Nixon photographie sa femme et les trois soeurs de sa femme chaque année pour sentir ce devenir. Un peu après, non loin de chez Colette Duck, La nouvelle alliance, qui témoigne bien de la nouvelle mentalité, est écrite par Prigogine et Stengers, plus chimistes que physiciens. Il y a des moments historiques. Et Colette Duck nous prouve que certains artistes nous en font voir et toucher le noeud.

 

   Pour cette attention intense à la Transformation cosmologique, tout mammifère quelconque, tout oiseau, toute plante, oui, toute altération physico-chimique d'un vieux miroir ou d'un tissu, sont également dignes de ferveur et d'étonnements. Sous toutes leurs modalités de naissance, de jeunesse, de dépérissement, de mort. Le passé, le présent, l'avenir, et tous les êtres s'équivalent pour le regard et le toucher de la Transformation généralisée. 

   La Chine savait cela. Mais dans l'Univers réversible du Yin et du Yang. Colette Duck nous le dévoile dans l'Univers irréversible qui est le nôtre. 

 

 

   Série Mutations, 2007

Série Autothermogrammes Maternité 1989

Série Wetterstein - Peintures

Série Wetterstein - Peintures

Série Evolutions photographiques

      Wetterstein Néon, 1990

Infrarouge Wetterstein

Eglise kaléidoscope

Vue du Wetterstein

Dresden vor der Zerstörung

Chute d'eau

Nageur

Ondes (1980) 

Cobalts (1981) 

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